Taraneh Haeri :
"Pendant quatre ou cinq jours, c'était du bonheur, mais du bonheur passager."
Téhéran, 16 mars 1979
"Témoignage de Taraneh", des femmes en mouvements hebdo n°4, 30 nov 1979, page 21
Taraneh Haeri a participé au mouvement des femmes iraniennes en mars 1979: "Il y aura une deuxième révolution en Iran, je suis sûre qu'elle va réussir."
Cet entretien avec Taraneh a été enregistré le vendredi 16 mars à Téhéran, dans une chambre de l’hôtel Intercontinental, par Claudine Mulard et Sylviane Rey de l'équipe des femmes en mouvements, avec une vidéo en noir et blanc.
Nos images en 16mm étaient déjà sauvées, et nous ne voulions pas risquer que cette cassette soit confisquée. Le matin du dimanche 18 mars, en route vers l’aéroport, et alors que nous étions officiellement expulsées, nous avons remis cette vidéo à des Iraniens, Homa Nategh et Naser Pakdaman, au 121 rue Maryam. Ils l’ont fait sortir d’Iran clandestinement, et nous l’avons réceptionnée à Paris.L’entretien de Taraneh a été décrypté et publié dans le 4è numéro de l’hebdomadaire des femmes en mouvements, le vendredi 30 novembre 1979.De même que les rushes 16mm, cette précieuse cassette doit être sauvegardée, numérisée, et mise à la disposition de toutes et tous.
L’entretien avec Taraneh appartient à l’histoire des femmes iraniennes en luttes.
Témoignage de Taraneh Haeri
L’ancien régime, une certaine forme de dictature a sauté – et voilà à la place, sous le nom d’Islam, un autre régime dictatorial. Ce n’est pas une vraie révolution. Beaucoup disent qu’il s’agit plus d’un coup d’état que d’une révolution. Je collais les tracts sur le mur pendant la manif. Un type arrive et les déchire. Je proteste : « C’est ça , la liberté ? On a lutté pendant un an et demi pour la liberté et voilà ce que vous en faites. Ce n’est pas tellement correct !» Alors, il me dit : « Écoutez, moi, je suis comme ça. Quand je n’aime pas quelque chose, je le déchire. » « C’est exactement ce que faisait la Savak. Le Shah disait la même chose : « C’est comme ça ! et ce sera comme ça !»Pendant les 3 jours d’insurrection, tout le monde s’est solidarisé contre le Shah. Ceux qui voulaient Khomeini et ceux qui n’en voulaient pas. C’était tellement dur de le faire tomber. Personne ne pensait que ça allait arriver en 1979. Tout le monde disait : «Khomeini ». Mais ce n’est pas qu’on veuille Khomeini ou un gouvernement islamique. Khomeini, c’est un symbole. Quelqu’un qui, pendant vingt ans, a dit : « Il faut que le Shah parte », et qui n’a pas pu être acheté ni par le Shah ni par ses agents. On l’a créé, ce Khomeini. Si ça n’avait pas été lui, ça aurait été quelqu’un d’autre, on l’aurait créé aussi. L’essentiel, c’était de faire tomber le Shah.Mais voilà Khomeini, il en a profité. Il a eu de plus en plus de prestige. Il s’est servi de cette situation pour faire passer ses idées islamiques musulmanes. Et puis, ce qu’il disait depuis Paris, ça plaisait à tout le monde : liberté d’action, liberté de pensée, liberté d’expression… Personne ne pensait que ça allait prendre cette tournure.Maintenant qu’il est bien en action, les gens veulent autre chose, ils disent : « Ils nous ont trompés». D’autres disaient : « Un religieux ne peut pas être révolutionnaire. La religion est réactionnaire.»Les femmes sont politisées
Ce qui est frappant, c’est que les femmes participent tellement à cette révolution. Jamais dans l’histoire de l’Iran, il n’y a eu autant de femmes dans les rues, à manifester, autant de femmes en exil aussi. Il y avait 4.000 prisonnières politiques. Beaucoup, beaucoup de femmes. Et elles étaient beaucoup plus torturées que les hommes.On va continuer notre lutte, on a encore plus envie de lutter, même au péril de notre vie. Pour moi, il n’y a rien de plus important!Je crois que les femmes sont politisées. Quand elles croient en leur lutte, elles sont prêtes à donner leur vie. Elles ont été les plus réprimées sous le régime du Shah, alors elles se révoltent encre plus, elles sont les premières à avancer… Les femmes sont prêtes à manifester contre toutes les formes de répression… L’Islam a toujours été réactionnaire avec les femmes, elles le sentent, du moins celles qui ont commencé à se manifester. Dans la famille, les femmes ont toujours été les premières à être battues. Elles n’ont pas d’indépendance financière. Ma mère n’a pas pu divorcer, elle ne le pouvait pas financièrement, elle a été obligée de tout supporter. Et en plus, mon père la battait.J’ai une copine, qui a un gosse de 10 ans. Il arrive à l’école un jour en disant : « Je ne crois pas en Dieu ». Ses copains lui disent : « Comment ça ? Qu’est-ce que ça veut dire, je ne crois pas en Dieu ? » Il répond : « Écoutez, pendant un an, j’ai prié tous les soirs pour avoir un 20. Et le lendemain, jamais je n’avais un 20. Un soir, je me suis dit : « Bon, je vais apprendre ma leçon et je ne vais pas prier. J’ai appris ma leçon et le lendemain, j’ai eu un 20. À partir de ce moment-là, je me suis rendu compte que le Dieu, c’était moi-même !» Et le gosse est venu dire à sa mère : « Moi, ce que je veux, c’est pas la république islamique, c’est la liberté… je ne comprends plus rien d’autre. »C’est exactement ce qui va se passer en Iran. Maintenant, la majorité est pour la république islamique. Je suis sûre que le référendum sera en faveur de la république islamique, ce n’est pas la peine de se leurrer, de se faire des illusions… Mais à la longue, ils verront bien que c’est pas Dieu qui va résoudre leurs problèmes…
Du bonheur passager…
Pendant quatre ou cinq jours, c’était du bonheur, mais du bonheur passager… J’ai appris que les femmes ont continué, à Ispahan ; elles étaient 50. Dans beaucoup de régions, elles ont continué le mouvement commencé dans la capitale.En Iran, je crois que beaucoup de femmes voudraient avoir entre elles des rapports amoureux. Il y en a pas mal qui le veulent et qui le sentent, elles sont très proches les unes des autres. Les lycéennes, quand elles sortent du lycée, elles se tiennent par les mains ; dès qu’elles rentrent à la maison, dès qu’elles viennent de se quitter, elles se téléphonent et elles se racontent les détails les plus incroyables ; tout, tout… Même quand elles se marient, elles continuent à voir les petites copines. Maintenant, je me dis qu’un rapport pareil, tellement proche, tellement beau, le système actuel du monde n’en veut pas, parce qu’ils savent sans doute combien c’est dangereux que les femmes, les hommes soient tellement proches, tellement solidaires, tellement amoureux. Je t’ai parlé de ma cousine qui a vécu avec une femme pendant dix ans au moins… Dix ans, vivre dans la même maison, avoir ensemble des rapports d’amour, incroyable, dans une situation comme celle de l’Iran, avec tellement de répression sur les homosexuels et sur les gens en général, c’est un phénomène absolument incroyable ! J’ai admiré ces femmes, j’ai admiré vraiment ma cousine, je l’aimais vraiment beaucoup, justement parce qu’elle pouvait affronter toute cette répression, qu’elles ont vécu un amour incroyable comme Roméo et Juliette au 19è siècle. Bien sûr, ça a été très dur à supporter pendant dix ans ; elles se sont séparées.70% des gens sont considérés comme minorité nationale : les baloutchis, les kurdes, les arabes et les turcs… 70% ne sont pas persans !Mon bonheur, ma vie, c’est la lutte…Les femmes se sont soulevées, les minorités nationales aussi, il ne manque plus que les travailleurs. Là où il y a le pétrole, beaucoup sont en grève ! Toutes ces luttes ne sont pas séparées. Ça donne beaucoup de forces. Je crois qu’il y aura une deuxième révolution en Iran, je suis sûre qu’elle va réussir. Heureusement que j’ai cet espoir dans le cœur !Je me dis : « Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Mon bonheur, ma vie, c’est la lutte… La lutte finie, c’est fini, je suis morte. Rien d’autre qui puisse me satisfaire."
Taraneh Haeri : «Ce qui est frappant, c'est que les femmes participent tellement à cette révolution.»
Téhéran, 16 mars 1979